Le jour se lève à peine en cette fin d’automne, il est 7h30 et mes pas lourds raisonnent sur les façades du boulevard de Lattre de Tassigny. L’air est chargé, un léger vent d’autan amène chaleur et humidité, mais c’est l’atmosphère tendue de cette triste période qui se ressent le plus. Je presse mon pas, je ne suis ni muni d’un masque, ni d’une attestation, là où je vais, loin de la folie humaine je n’en aurai pas besoin. Mais ces quelques kilomètres dans les rues de Mazamet sont pesants, l’atmosphère toujours, mais aussi la peur, toute bête, de croiser qui une personne hostile à ma démarche vagabonde, qui un représentant du soi-disant ordre public. Une porte claque, ouf c’est juste une lycéenne pressée qui se met en marche vers le lycée Jeanne d’Arc. Elle ne le sait pas mais sa présence salutaire me fait changer d’itinéraire pour ce qui constitue mon « évasion ». Mon plan initial, au plus court pour m’extraire au plus vite aurait dû me faire passer devant le lycée. Mais en la voyant je me dis qu’il y’aura beaucoup trop d’effervescence, voire que des policiers seront peut-être présents en ces temps écarlates de vigie pirate… Je vais faire un détour. Je parcours alors le dédale des ruelles étroites et suspendues du quartier de Boutonnet, y prend du dénivelé pour le perdre aussitôt en redescendant sur la Resse. Une usine, autrefois fierté de tout un pays et aujourd’hui rasée, sert de parking à touristes et accessoirement de passage au-dessus de l’Arnette, l’autre fierté Mazamétaine, sa rivière qui l’a construite, qui lui a donné un temps une immense fortune. De l’autre côté, le faubourg du Gua, plus tranquille et perché, la pente se redresse très franchement on frôle ici les 20% et l’adrénaline de mon « évasion » n’est superflue pour soulever mon lourd chargement. L’atmosphère change, l’air est déjà moins moite, la rue est un cul de sac, pas de voiture, pas de lycéens, peu probable désormais que la police rode dans les parages, mon « évasion » serait-elle sur le point de fonctionner ? Le goudron, déjà véritable torture pour mes pieds mal-chaussés dans mes chaussures d’alpinisme laisse enfin place à la voie romaine de la Jamarié. Sous mes pieds plusieurs siècles d’histoire dans ces dalles de gneiss polies, usées, mais toujours là. L’idée que les romains avaient « la caisse » me traverse l’esprit, 19% sur 320m c’est la pente moyenne annoncée par le panneau. Pourquoi n’ont-ils pas fait de zig-zags ? Pourquoi tirer droit dans la pente ? Comment des gens ont-ils pu utiliser ce passage, lourdement chargés ? Ce passage servait-il aux porteurs/ravitailleurs des montagnes surplombantes avant que la vallée de l’Arnette ne soit praticable ? Ces questions occupent mon esprit, elles me font presque oublier la pente. Je débouche non loin des ruines de l’église St Sauveur, partiellement détruite pendant les croisades contre les Cathares, reconstruite puis achevée pendant les guerres de religions, il ne reste que quelques murs témoin d’une autre époque hautement plus troublée que la nôtre. Un sentiment de voyage au sens moderne (aéronautique) me gagne, comme une impression de décollage, Mazamet derrière moi ressemble déjà à une vue aérienne, le vent raisonne dans un écoulement paisible et continu, ajoutant à l’ambiance « avion ». Je sors de la châtaigneraie, quelques turbulences de vent d’Autan remontent de l’usine des 3 lunes en contre bas, devant moi, un nouveau monde m’attend, de l’autre côté de la passerelle. Elle n’aura jamais été aussi symbolique qu’en ce jour, derrière moi, le monde des humains, la ville, les masques, les odeurs de diesel, la police, le stress, les gestes barrières, le plan vigie pirate, les attestations, le regard des gens « honnêtes »… Devant moi, la nature, les falaises abruptes, bastion de la forteresse d’Hautpoul, les châtaigneraies du sentier au fil de l’eau, la porte vers la Montagne Noire, la porte vers la liberté ! Tout un symbole, je prends le temps, je déguste ma traversée en solitaire, je profite du vide qui se dérobe sous mes pieds, de la douceur du vent d’Autan, des frémissements de la ville qui ne sont déjà plus que des souvenirs, des odeurs automnales mêlées à une subtile touche maritime. Je n’ai jamais autant aimé le vent d’Autant que ce matin-là. Je n’ai jamais autant aimé la passerelle que ce matin-là. Les nœuds au fond de mon ventre se dénouent d’un coup d’un seul un fois de l’autre côté, ça y’est, j’ai réussi ! Me voilà dans le village d’Hautpoul, visité un nombre incalculable de fois depuis mon enfance, traversé en voiture aussi grâce à ma petite Fiat 126 seule capable d’affronter les étroites ruelles. Combien aussi de visites nocturnes à la statue de la Vierge (qui était pour moi une fusée) par ces douces soirées d’été de mon enfance ? Tout le monde devrait avoir un papa qui vous amène à Hautpoul sur un coup de tête, d’un coup de volant à gauche en remontant de Mazamet vers le lac des Montagnès. Aujourd’hui je suis de passage, je marche seul, vers une parenthèse dans la parenthèse et je pense à lui.
Je poursuis ma route sur le sentier des passes, agréable qui serpente à iso altitude en léger surplomb de l’Arnette. Les chênes succèdent aux châtaigniers, les châtaigniers aux chênes et ainsi de suite jusqu’au moulin Maurel. Une petite portion de route me fait redescendre vers l’usine de Cayenne, dernier vestige du passé industriel Mazamétain de délainage encore en activité. Deux hommes s’affairent au chargement de peaux dans un conteneur, pas de masque, un sourire, un bonjour, cette première rencontre humaine n’est pas hostile au vagabond en goretex orange qui leur passe sous les yeux, rassurant. Je prends alors la direction de Brettes petite ferme montagnarde traditionnelle dont l’accès est bien défendu par 13 virages en épingles et un pourcentage qui s’il n’est jamais très fort est somme toute très régulier et soutenu. Ici aussi encore beaucoup de souvenirs, le temps du VTT club, des copains et de l’insouciance. Combien de fois sommes-nous montés ici, affutés ou pas, en été, en hiver, sous la neige, la pluie, le soleil… Ah le soleil, en prenant du dénivelé sur ce versant sud de la vallée, les premiers rayons effleurent d’abord discrètement ma peau avant de m’inonder complètement à l’approche de la ferme. Je respire, personne à l’horizon, le calme, le silence même, et toujours cette fine ambiance maritime portée par le vent d’Autan. Les abords de la ferme sont d’un vert éclatant, témoins d’un début d’automne arrosé comme on en avait plus connu depuis plusieurs années. Un sentiment de « normalité » (à l’abris des crises humaines) flotte en cet endroit, comme si le temps c’était arrêté dans cette ferme qui n’a absolument pas bougé depuis 30 ans. La même porte qui ne ferme pas, le même fil bleu moche en guise de clôture, la même auge alimentée par une source qui ne s’interrompt jamais, le même tracteur entrain de chauffer d’un ronronnement paisible sous le préau. Mais en quelle année sommes-nous exactement ? Rien ici ne permet de dater avec précision l’année, pas même la décennie, voire le siècle, alors je commence à oublier que nous sommes en 2020, et qu’en bas les masques jonchent le sol. Je m’élève toujours plus, désormais ma vue « aérienne » s’étend à une grande partie de la vallée du Thoré, l’avion prend de la hauteur mais n’a pas atteint son altitude de croisière. Je rejoins la piste du Lauzier, une tronçonneuse raisonne dans la forêt de grands épicéas qui laissent entrevoir les hauts plateaux des Mont de Lacaune de l’autre côté de la vallée du Thoré. Je bifurque alors à droite sur un sentier crée de toute pièce par Sylvain, Guillaume et moi il y’a déjà 20 ans. Notre jeu à cet époque-là, très simple : s’entasser avec pelles et vélos dans 2 voitures, monter le plus vite possible par la route des Yès, rejoindre le Lauzier en passant chaque virages de la piste en travers, se garer en haut, sortir les pelles, confectionner quelques virages, bosses et autre passerelles (éjectables celle-là) puis rouler, descendre à fond, remonter à pied, redescendre, tomber dans les feuilles, redescendre et ainsi de suite, jusqu’à la fin d’après-midi ou l’ultime descente nous conduisait à Mazamet. Je vous laisse imaginer comment se déroulait l’aller-retour en voiture pour aller chercher les deux premières qui avaient servi à nous monter… Des images me reviennent, de râteau, de vélo, mais jamais de bobos, autant que je ne me souvienne personne ne s’est jamais vraiment fait mal ici au Lauzier, un miracle.
Je continue vers le Triby, par la descente des « cailloux » (empruntée ici en monté), la vue est splendide, le ciel d’un bleu pur laisse entrevoir au sud les Pyrénées, à l’ouest le Therme Noir et le lac des Montagnès, au nord le pic de Montalet dans les monts de Lacaune. Les chênes et les châtaigniers cèdent la place aux hêtres mieux adaptés à la rudesse hivernale de ce versant de moyenne altitude. Je fais un premier ravitaillement en eau à la source en contrebas du col, l’eau y’est délicieuse en toute saisons. Je me remets en route vers les antennes, en remontant le petit sentier témoin en son temps lui aussi de nos exploits sur deux roues à pédales. Les hêtres règnent désormais en maitres, mais changent d’aspect en fonction du versant et de l’exposition au vent. Grands, élancés et mono-tronc sur les flancs abrités, ramassés, courts, touffus et en bouquets sur les crêtes, soufflés même par endroit en direction du vent dominant, pointant alors la mer là-bas au loin vers le sud-est. Je parviens aux fameuses antennes, premiers témoignages de ce que l’homme peut réaliser de plus moche dans un endroit qui n’en méritait pas autant. Un tas de ferraille vertical en somme, surmonté de ridicules petites antennes et autres paraboles, probablement pour que nous puissions nous téléphoner en toutes circonstances, au cas où nous aurions besoins d’être tenus au courant des nouvelles du monde d’en bas, ici en haut du sommet du Triby… Tu as pensé à ton masque ?
S’enchaine ensuite d’autres forets de hêtres puis de résineux, j’aperçois alors les Mélèzes constituant la dernière barrière avant les landes du pic de Nore. Ces landes, ou seules quelques espèces végétales subsistent. Nous sommes à des altitudes modestes, une latitude clémente et pourtant la végétation ici correspond peu ou prou à ce que l’on peut trouver soit 2000km au nord, soit à 2000m dans les Alpes ou les Pyrénées. Pourquoi ? Une balade en ski de fond ou en raquettes en hiver vous donnera la réponse, ici ça caille sévère, et autant que je me souvienne, quel que soit la saison, je n’ai aucun souvenir d’avoir déjà eu chaud ici. Quand on me dit pic de Nore, mes joues se souviennent de la morsure du froid, mes doigts s’engourdissent, un frisson me traverse de part en part. J’ai été en haute montagne, mais à part en pratiquant la cascade de glace je n’ai jamais eu aussi froid qu’au pic de Nore en hiver. Ici, par tempête hivernale, la glace pousse à l’horizontale sur les panneaux routiers, jusqu’à plus de 1m en direction opposée au vent, comme si un combat entre le vent et le froid se jouait là-haut, aucun d’eux ne gagne l’humain perd. Pourtant, l’humain moderne de l’holocène a réussi à dompter le lieu, après une première tentative échouée en 1976 ou le vent et la glace avaient eu raison de la première version de l’antenne de radio-télévision, le sommet subi la présence hideuse d’une antenne rouge et blanche de 102m de haut, pourvue d’un système de dégivrage contre la glace et d’une assise en béton démesurée contre le vent. Là encore tout ce que l’homme sait faire de plus moche pour diffuser les ondes radio et télé. Je rêve d’un pic de Nore à l’état pur, sans routes ni antennes, aux hivers retrouvés. Sur ces pensées aussi extrêmes que le climat du lieu, il est temps de faire une pause, et de prendre le premier repas dehors dans le monde libre. Libre, mais pas encore libéré, je n’ose pas m’assoir sur ce tronc qui me tends les bras (ou plutôt les fesses) sous le doux soleil du col del Tap. Peur du flic qui traque le randonneur solitaire dans les contrées lointaines, je me cache sous les hêtres au cas où… L’avantage ici est que les hêtres sont trapus et poussent à l’horizontale, une branche fera office de reposoir pour mon sied. Une occasion de plus de profiter du silence, le vrai, pas celui des villes résultat artificiel de la magie du triple vitrage, ici pas besoin de protection puisqu’il n’y a pas de bruit. Pas besoin de barrière, la nature respecte son hôte, elle procure espace et silence à l’infini, gratuitement. Personne ne se souvient quand l’humain à commencer à se passer de ces deux biens pourtant essentiels. Essentiel mot à la mode en 2020 pour désigner ce qui est vital. Pour moi l’espace et le silence sont vitaux. Je dois m’échapper du monde d’en bas. Sylvain Tesson dit : « Et si le bonheur revenait à disposer de solitude, d’espace et de silence – toutes choses dont manqueront les générations futures ? » Tout est dit.
L’après midi se poursuit paisiblement le long du GR7 qui parcours la crête sommitale de la montagne Noire, ligne de partage des eaux. Si j’étais une molécule d’eau, sur ma droite j’entamerais un voyage vers la méditerranée par le bassin de l’Aude, quant à l’inverse sur ma gauche mon voyage se terminerai à l’embouchure de la Garonne dans l’océan Atlantique. Cette perspective m’inonde de bonheur : être une molécule d’eau, tomber sur la montagne Noire et par le fruit des hasards se retrouver quelques temps plus tard sur une plage Italienne, ou dans le bayou de Louisiane, pour ne citer que ces deux possibilités… Mais hélas ce n’est pas le hasard qui décide pour moi, je ne suis qu’un humain qui n’est pas encore prêt à voyager sans connaitre la destination, et pour moi aujourd’hui la destination est le Roc de Peyremaux ! Moins sexy que ma plage Italienne ou mon bayou de Louisiane ? Pas si sûr… Le Roc de Peyremaux, peut être le lieu le plus singulier de la Montagne Noire, aucun autre endroit ne ressemble à ici. Vestige d’une poche magmatique enfouie au creux de ce qui constituait l’une des plus hautes chaines de montagne (la chaine hercynienne) que notre planète ait connu, mis à jour par des centaines de millions d’années de tectonique des plaques et d’érosion. Ile maritime un temps, puis élevé 1000m au-dessus du niveau de la mer à la formation des Pyrénées et des Alpes, le voici donc aujourd’hui : un roc d’une cinquantaine de mètres de haut, comme un gigantesque bol de granit renversé sur la table montagne Noire. Lieu chargé de souvenirs aussi, essentiellement liés au VTT, et depuis longtemps le désir d’y bivouaquer un jour, tant le lieu en impose. Point de vue exceptionnel, granit poli et hêtres rabougris par les vents, sentiment d’éloignement, dans l’espace mais aussi hors du temps. Se trouver à Peyremaux c’est être « retiré », et c’est toute ma démarche dans ma marche solitaire. Je profite de cette belle fin de journée automnale, le cœur chauffé par un soleil généreux pour un moi de novembre. Assis au sommet de granite mes pensées fusent, le monde d’en bas encore plus fou qu’à l’accoutumée, les réseaux sociaux inondés de ce que l’humain sait faire de mieux : la bêtise, la haine, la violence gratuite, la propagande, le complot, les vérités faciles, même les présidents s’y mettent. Perspective angoissante, jusqu’où l’écho de ces formidables moyens de communication va nous mener ? L’humain me dégoute de plus en plus, je rejoins une fois de plus Sylvain Tesson qui compare l’humanisme à du syndicalisme, mais alors pourquoi lutter pour l’humain ? Une lutte présuppose qu’il existe un rapport de domination/soumission, personne ne domine l’humain, pas même ce satané virus, à quoi bon militer pour la cause humaine ? Non vraiment l’humanisme ce n’est pas pour moi. Nous sommes le cancer de cette planète, focalisés sur la merde que l’on entretient et dans laquelle nous nous complaisons finalement. Il y’a bien quelques exceptions de beauté dans certaines réalisations humaines : architecturales, artistiques, sportives, culturelles, scientifiques… Mais la partie immergée de l’iceberg c’est l’idiocratie, la société de consommation, la croissance infinie, la haine de l’autre, les rapports de domination/soumission entre groupes humains. Mes pensées fusent donc, s’égarent puis s’apaisent, adoucies par la poésie du moment, par cette énergie émanent du roc, par ce doux vent d’autan aux subtils parfums iodés, et ce doux soleil de novembre. Tout cela est bien réel, c’est ça le monde et la vie, ce n’est pas s’entasser masqués entre deux couches de béton sous les lumières blafardes des villes, les yeux rivés sur l’extension de la main de l’humain du 21ème siècle : le smartphone.
Le soleil se couche, la réalité de ma condition humaine me rattrape, il faut monter le camp et manger. Un combat s’engage alors avec les éléments, s’abriter contre le vent qui forci et le froid qui tombe, faire du feu avec du bois mouillé, et faire à manger. Gestes simples, hérités de nos ancêtres nomades, mon esprit s’évade à nouveau vers des pensées plus poétiques et mélancoliques le regard perdu, capté par le feu. Je ne peux m’empêcher de penser à ce pouvoir formidable du feu dans sa capacité à capter notre regard, résultat presque hypnotique, formidable initiateur de pensées, de divagations, soupape cérébrale. Tout l’inverse de l’écran de notre siècle, qui, s’il capte tout autant voire encore plus l’attention humaine, ne produit qu’abrutissement. L’humain du 21ème siècle a perdu le feu, les étoiles, l’espace, le silence, la solitude. Il ne le sait pas mais il perd là des élément essentiels, voire indispensables à sa faculté de penser, vraiment, profondément et par lui-même. Quel sera le résultat ? Je n’ai pas hâte de connaitre la réponse.
Un dernier aller-retour sous les étoiles et une voie lacté devenu rare dans nos pays soi-disant développés, il est temps de se coucher, il est 20h.
Réveil 7h30, je ne voulais pas démonter le camp et manger dans le noir. J’ai bien fait. Le bleu du ciel a été remplacé dans la nuit par un épais brouillard, et le vent d’autan subtil et doux hier est désormais « lo vent de cabour » comme on dit ici. Je prends le temps de ranger le matériel dans la tente et profite de son abri au maximum. Le petit déjeuner sera vite expédié, vers 8h30 me voilà en route en direction du Minervois. Une large piste sur le faîte de la montagne Noire me conduit à travers exploitations sylvicoles et éoliennes non loin de la fontaine des 3 Evêques. Ici la frontière entre Tarn, Aude et Hérault ne forme plus qu’un point, d’où le nom de la fontaine. Le brouillard se fait plus discret à mesure de ma descente, mais je ne me dirige pas vers le bon versant en cette journée marquée par le foehn. Ma destination semble bien grise en comparaison avec le versant nord. Tant pis les photos seront moins belles mais le voyage n’en reste pas moins intéressant. Puis ma préoccupation première en ce début de matinée est de trouver de l’eau. La carte indique une première source, mais arrivé sur les lieux je constate avec tristesse que c’est en plein dans une parcelle récemment rasée à nu par les exploitants forestier, un vieux pneu d’engin qui traine, un monticule de branches et de souches, plus de source. C’est comme ça en montagne Noire, on plante des arbres, au bout de 20 ans des bulldozers construisent des autoroutes à camion et engins lourds, puis on rase tout, jusqu’à enlever les souches du sol. Pour que nous puissions continuer à consommer nos meubles jetables… Alors la source ? Dernière préoccupation de l’humain mécanisé et rentable du 21-ème siècle, et pour le vagabond, quelques heures de marche de plus la gorge sèche.
Je poursuis ma route, dans le bruit sourd, continu et rythmé des gigantesques pâles qui tournent au-dessus de ma tête. Je ne les vois pas dans le brouillard, pourtant mes oreilles sont formelles elles sont bien là. La piste descend plus nettement, le chant des éoliennes est plus lointain, me voilà au col de Salettes et sa route que je franchis sans attendre, ce serait dommage de croiser les représentants de l’ordre maintenant. Je poursuis toujours sur une crête mais en direction du sud dans le versant méditerranéen de la montagne Noire. Je ne profite malheureusement pas d’une belle partie du sentier en voulant tirer au plus court pour chercher de l’eau. Je reste à flanc de montagne, hors sentier, à l’altitude de la source de l’Argent Double sur laquelle je compte tomber. Ce sera chose faite au bout de quelques dizaines de minutes en forêt, mais à ma grande déception, bien qu’étant en novembre, les quelques suintements de la source ne me satisfont pas. Je vais devoir encore patienter pour étancher ma soif. Je fonce en direction du sud, je franchi alors un col qui après un court passage dans les belles landes sommitales me fait basculer dans un tout autre monde. En à peine 10 minutes de marche, je passe des forêts de hêtres et landes aux pins et chênes verts, du granit et gneiss aux schistes et calcaires. Je suis passé d’un paysage embrumé comparable à l’Ecosse, à un causse calcaire comparable au Larzac. C’est toute la magie de la montagne Noire qui vient d’opérer.
Enfin une source pour ravitailler. Je me remets en route et traverse un causse d’altitude avant de descendre à nouveau vers des vallées aux calcaires blancs, surmontées de falaises abruptes. La hauteur des parois est modeste, mais le contraste est saisissant. Il est l’heure de manger, je m’arrête non loin de la grotte de la Balme, refuge pour les chauves-souris, animal qui n’est plus très en vogue en cette année 2020… La pause fait du bien à mes pieds qui souffrent de plus en plus. La longue descente sur la piste y’est pour beaucoup, mais je paye aussi mon mauvais choix de chaussures, ou plutôt mon non choix n’ayant pas autre chose que ces chaussures d’alpinisme, aux semelles bien trop dures et rigides. Le sac est lourd, et mes épaules commencent elles aussi à être bien entamées. Mais il me suffit de penser qu’à cet instant je devrais être confiné chez moi, seul, en télétravail pour oublier ces douleurs et apprécier la magie du voyage. Je viens de traverser 2 pays depuis ce matin et mon tour du monde n’est pas terminé. Je me remets en route, cette fois sur des sentiers à l’issue douteuse, mais je « sens » le passage ce qui m’évitera ainsi un long détour par des pistes ennuyeuses.
Je monte sur un causse, au-dessus de falaises calcaires surplombant la vallée d’un affluent du ruisseau de notre dame du Cros. Plus j’avance plus le sentier devient étroit et difficile à suivre. Je doute parfois, tant la végétation ici est dense. Comme une impression de maquis Corse, je sais que si le sentier s’arrête le demi-tour et la longue boucle sur les grandes pistes sera obligatoire tant la densité de la végétation interdit ici toute marche en forêt. Je garde espoir, et je fais bien, le sentier m’offre une des plus belles portions de marche de mon séjour. J’en oublie le mal aux pieds et le poids du sac. Le calcaire partout, la vallée profonde, les falaises. Je pense aux gorges du Verdon, à la Jonte, au causse Méjean, aux gorges du Tarn… L’ampleur n’est bien sur pas la même, mais l’ambiance est là. Puis le sentier débouche dans une zone plus ouverte ou il serait désormais possible d’évoluer hors sentier. Je me sens tiré d’affaire, un sentiment de légèreté s’installe même si l’heure tourne et que la nuit approche. Alors mon corps rentre dans le mode de la marche automatique, celui ou les jambes sont autonomes, celui ou les pieds se calent seuls dans les replats entre les anfractuosités rocheuses, celui ou la navigation se fait à l’instinct, celui ou l’esprit semble planer au-dessus du marcheur. Je prends une sente étroite à ma droite, comme si j’étais passé ici mille fois, comme si je connaissais déjà, c’est pourtant la première fois, je débouche alors en haut des gorges de notre dame du Cros. J’ai beau connaitre ces gorges en venant y grimper régulièrement, je prends une nouvelle dose d’émerveillement. J’étais sur les causses montagnards, me voici maintenant en pays méditerranéen. Les falaises sont ici bien plus hautes, verticales et d’un blanc éclatant. Des pins, du thym, du romarin, des buis, des éboulis, il ne manquerait que les cigales pour compléter une scène de Pagnol, mais nous sommes en novembre. Ces gorges sont un délice, sauvages, pas de route, pas de ligne électrique, pas de bruit, abritées du vent d’autan, parcourue de petits sentes escarpées, tout ce que j’aime, je vais dormir ici. Je longe alors la base des parois sur lesquelles j’ai pour habitude de grimper, en quête cette fois d’un abri. Secteur « sherpa », secteur « bouchon », secteur « Lucky Luke », puis arrivé au lieu nommé « la brèche » par les grimpeurs, je trouve le graal : une paroi jaune, chaleureuse, légèrement déversant, formant un petit toit protecteur abritant un replat pouvant accueillir une personne, le tout perché en hauteur bien au-dessus du fond des gorges. Il ne me faudra pas longtemps pour me décider, je vais dormir ici à la belle étoile. Me reste alors à effectuer un petit aller-retour à la source (sacrée), pour ravitailler en eau et faire un brin de toilette. Je ne crois pas aux miracles, mais quel bonheur cette eau pour mes papilles et mes pieds. Après être remonté à mon perchoir, quelques rayons de soleil du soir, se frayant un chemin entre la terre et les nuages, réchauffent les parois calcaires d’un jaune chatoyant. Je suis bien, j’écoute le silence, je regarde la nuit tomber, toutes les soirées devraient se dérouler comme ça. S’en suit le rituel habituel du randonneur solitaire, préparer le bivouac, faire à manger en compagnie du ronronnement du réchaud, enfiler sa doudoune, s’éclairer à la frontale, se laisser cueillir par la nuit, en douceur. Il est 20h00, je me glisse dans mon duvet douillet en admirant un ciel à nouveau clair laissant entrevoir la magnifique voute céleste. Je repense à cette journée au j’aurais voyagé de l’Ecosse, aux Calanques de Cassis en passant par le Larzac et la Corse en une journée et… à pied ! Vive la montagne Noire ! Vive la solitude ! Vive le silence ! Vive la beauté de la nature !
Réveil 6h30. Je prévois une grosse journée de marche aujourd’hui. Le bivouac est vite rangé, le petit déjeuner vite expédié si bien que je démarre la marche aux premières lueurs du jour. Je descends au fond des gorges avant de remonter en face par un sentier escarpé. La vue sur le haut de la vallée que je connais moins est exceptionnelle. Mon regard de grimpeur est séduit, découvrant des falaises encore plus hautes et probablement vierges de voies d’escalade équipées ou du moins répertoriées en tant que telles. Il est probablement possible de grimper sur 2 voire 3 longueurs. Je me dis à cet instant que, soit c’est interdit, soit le rocher est pourri, soit c’est trop difficile d’accès, mais en tous les cas je me laisse aller et imagine les perspectives joyeuses d’aventures verticales. Mon âme de grimpeur est en manque, rattrapée par une confiscation des espaces absurde. Mais je suis là pour me nourrir, pour retrouver ces instincts, ces instants de vulnérabilité, d’humilité et d’attention exacerbés dès lors que nous nous trouvons dans notre milieu naturel mais que la sécurité artificielle de nos villes humaines nous a enlevé, encore plus en cette année troublée ou il n’est quasiment plus permis de sortir de chez soi. Quand le dehors devient officiellement dangereux, notre société humaine atteint le sommet de son idiotie. C’est une insulte à ce que nous sommes et d’où nous venons. Non nous ne sommes pas des êtres supérieurs, puissants et artificiels, en dehors de la nature. Nous sommes dans la nature. Nous en venons et nous y serons pour toujours. C’est elle qui nous nourrit, c’est de dehors que provient la vie, le danger c’est nous collectivement, ensemble, ce n’est pas d’être seul dehors. Même l’humain augmenté du 21ème siècle, gavé de big data, de 5G, d’écrans, d’intelligence artificielle ne sera possible que grâce à la nature, que part la nature.
Je continue mon chemin en direction de l’ouest, le sentier construit il parait sur ordre de Napoléon est très beau et me fait même redescendre légèrement jusqu’à m’offrir le plaisir de frôler les vignes du Minervois, prolongeant encore un peu plus le voyage, ajoutant au dépaysement. Je prends alors direction nord pour remonter la vallée de l’Argent Double par un sentier des plus agréable, traversant parmi les plus beaux paysages de ce versant. Tout y’est, la vallée escarpée et sauvage, la végétation percée çà et là par des pointes, des échines et des murailles de pierre, la forêt aux multiples essences ou plusieurs espèces de pins, de chênes verts, de cèdres, de tuyas, de cyprès et de châtaigniers cohabitent, et toujours cette lumière changeante au gré des humeurs du ciel. Le moral grimpe au maximum malgré quelques gouttes de pluie, j’aimerai que la journée entière de marche se déroule en pareille contrées, sur pareil sentier. Au détour d’une ruine je débouche sur le hameau de Bibaud en aval de Citou habité par des chats, j’en compte 9 près d’une maison, totalement insouciants, ils sont dehors sans masque et se contrefichent des gestes barrière... J’aimerai être chat. Je traverse l’Argent Double, qui coule ici, alors qu’hier à sa source il était moins fier. Je m’engage alors sur un sentier en écharpe très raide, c’est dur, mais l’avantage c’est que le dénivelé est vite pris. Puis la montée me pose généralement moins de problèmes que la descente, le souffle est bon, le mal aux pieds disparait, encore plus lorsque cela se déroule sur un petit sentier. Toutes les bonnes choses ayant une fin, je débouche sur une large piste qui va me conduire à une cabane. Nous sommes samedi, et comme les règles de confinement ne s’appliquent pas à tous je m’attends à y croiser des excités de la gâchette, ou des régulateurs d’espèces nuisibles pour être politiquement correct. En des mots plus communs: des chasseurs. La carte est formelle, je dois passer par cette cabane, sauf à faire de grands détours.
Je m’engage, la piste est longue, elle monte, le sol est dur, retour des douleurs aux pieds, le moral redescend. Puis, au détour d’un virage j’aperçois la nuée orange, les viandards sont bien là. Mon angoisse de leur rencontre se transforme en peur. Ayant été mis en joue dans mon adolescence de vététiste par l’un deux, j’ai toujours une forte appréhension à m’approcher d’eux de près. Je m’arrête, examine la forêt à droite et à gauche de la piste, elle est encore bien trop méditerranéenne et dense pour s’y aventurer, le contournement des camouflés orange est impossible. Je me remets en route et fonce droit devant. C’est fou comme la peur et l’adrénaline sont efficaces, je marche deux fois plus vite qu’il y’a 5 minutes et je n’ai plus mal aux pieds. Plus j’approche de la cabane, plus je les vois, plus je vois qu’ils me voient, je les compte, ils sont probablement une trentaine. Je n’ai certes plus mal aux pieds mais ma boule de douleur c’est déplacée dans le ventre. Pourquoi avoir autant peur ? Ce ne sont que des humains, ils ne vont rien me faire. Oui ce ne sont que des humains, mais des humains en groupe, à majorité mâle, auxquels on a donné une importance en leur donnant des droits que les autres n’ont pas (avoir une arme et sortir en plein confinement) ça devient con, très con parfois même. Alors je me méfie, je reste sur mes gardes. Plus que quelques mètres avant de me jeter dans l’arène, une odeur mêlée de diesel, d’après rasage, de mauvais café, de chien mouillé et de clope sature mes narines. Elle est belle la nature. Les chiens s’excitent dans leurs cages à mon arrivée, je ne peux plus me cacher, je lance un bonjour, traverse en étant épié comme si j’étais un extraterrestre. De vagues bonjours me sont renvoyés, on se regarde comme si on allait se sauter à la gorge. Je me trompe de chemin, sort ma carte, reviens en arrière, repasse devant les mêmes visages, les mêmes regards, puis repasse à nouveau dans le groupe… le premier chemin était le bon. L’un d’eux me le confirme. Je ne traine pas, je ne serais pas étonné que leur « chef » prévienne les gardes chasses ou pire les gendarmes. Un changement notable tout de même en 20 ans de chassé-croisé avec les tireurs d’utilité publique en montagne Noire, ils recrutent jeune désormais y compris chez les femmes, j’ai aperçu au moins deux adolescentes ce matin, je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle… ? Mon esprit oublie l’armée orange progressivement, je marche sur une piste ennuyeuse, mais la vue est belle je commence à prendre de la hauteur. Je croise à nouveau quelques 4x4, l’armée se met en poste à l’affût sur cette longue piste constituant un champ de tir idéal, un vrai piège à sanglier. J’ai bien fait de partir tôt ce matin, 1h plus tard et j’aurais été sous le feu, ou forcé à de grands détours.
Au bout de la piste plus de chasseurs, mais un village du bout du monde : Poujol du Bosc (petite colline boisée en occitan). Une femme est entrain de créer de belles mosaïques sur le mur d’un bâtiment en béton préfabriqué des années 60. Je me dis quel dommage, de si beaux dessins sur un bâtiment si moche. J’imagine le dilemme dans quelques décennies :
- On rase le bâtiment en béton moche ?
- Oui mais les mosaïques ?
- Certes mais le béton moche !
- …
Je traverse le village, qui aurait pu être beau, mais suis témoin comme souvent dans ces contrées éloignées de l’entassement d’objet et matériels inutiles en fin de vie que regorge ce type de village. Maisons en travaux éternels, ferrailles, caravanes délabrées, plus de camions et de voitures (pourries) que d’habitants, animaux sales et tristes complètent le tableau. Mais pourquoi donc les humains, lorsqu’ils refusent à juste titre le « système » ou la vie « moderne », lorsqu’ils vont chercher la tranquillité de la montagne comme promesse d’une autre vie s’empressent en fait de recréer la même merde, encore et partout ? Ça ne fait que confirmer ce que je disais plus haut, l’humanité se complait dans la merde qu’elle crée.
Je poursuis ma route en direction d’un col au milieu de collines de calcaire pelées, battues par les vents et arrive sur les hauteurs de Cabrespine. Le lieu est magnifique. En face, le roc de l’Aigle expose fièrement ses falaises du versant nord, à ses pieds au fond de la vallée le charmant village de Cabrespine subtilement éclairé par le soleil, quelques vignes, des chênes verts partout sur les flancs de la montagne et les rives de la Clamoux. Je m’engage sur le sentier de descente, rocailleux, raide, au milieu d’une végétation encore méditerranéenne. Sous mes chaussures, un des plus beaux sentiers du séjour. A refaire en VTT, un peu technique mais prometteur. J’arrive ainsi à midi pile dans le village de Cabrespine. Je prends le temps de me débarrasser de mes poubelles et de faire le plein d’eau. En temps normal j’aurai probablement mangé ici, mais comme plus rien n’est normal, je me remets vite en marche en direction du roc de l’Aigle. Une dernière rencontre avec un chat, je remonte alors un sentier raide et rocailleux qui me mène à l’entrée artificielle du gouffre de Cabrespine. Je marque une pause passant devant un chêne dont les racines pendent dans les 300m de vide du gouffre, à peine 7m sous mes pieds… De quoi donner le vertige, même au grimpeur que je suis. Contrairement au roc de Peyremaux visité hier, la montagne est ici totalement creuse. On ne s’en douterait pas si un panneau n’était pas là pour nous le rappeler. Je continue, les cailloux roulent sous les chaussures, la pente est raide, le vent se renforce à mesure que je m’expose en montant, il est temps de marquer la pause déjeuner. Vient ensuite l’ascension du roc de l’Aigle, modeste tour rocheuse pointant 700m d’altitude, mais le sentier est raide, très raide, le vent d’Autan très fort emporte mon sac et par voie de conséquence mes pas se font moins précis. La montée est pénible. Le paysage austère. Le moral sombre dans les oubliettes, mais pas après pas, je parviens tout de même à me hisser au sommet. L’ambiance est particulière, plus de végétation, à 360° collines désolées, rocher pelés par les vents, combes sèches et encaissées. Le temps gris et le vent fort n’arrangent pas le tableau, je me sens au bout du monde. Un peu plus haut les calcaires blancs du roc de l’Aigle laissent place aux schistes noirs du Roquo Négro (rocher noir en occitan), confirmation que la toponymie est une mine d’information incroyable. Je longe le versant nord du Roquo Négro abrupt et complètement austère, il règne ici une ambiance de désolation. Pause au col au pied du Roquo Négro pour observer la suite de l’itinéraire. Mon moral qui n’était déjà pas au mieux prend un autre coup. Le chemin se poursuit dans une vallée sauvage, encaissée et très longue. J’estime à 2h, en marchant vite le temps de traversé pour ressortir plus à l’ouest sur des terres plus propices au bivouac. Je ne suis pas bien ici dans le vent, dans ces lieux austères je n’ai pas envie d’y planter la tente. Il ne reste que 3h de jour, il faut décider vite. Je sors la carte, l’itinéraire descend sur la majeure partie de la traversée avant de remonter franchement sur le dernier tiers. La vallée est sauvage, ce qui devrait me plaire et me redonner le moral. Je fonce. Dès les premiers mètres je sens que j’ai pris la bonne décision, mon moral remonte en flèche à mesure que le sentier devient technique, étroit, et sauvage. Je plonge dans cette vallée profonde qui contrairement aux autres vallées de taille comparable du haut Cabardès, est vierge de toutes traces humaines récentes. Un parfum d’aventure, de suspens, de découverte ajoute ici un côté « exploration » à mon périple, je ne pouvais rêver mieux. Ma fatigue, et ma montée laborieuse au roc de l’Aigle sont effacées. Reste néanmoins un sentiment d’isolement, ce n’est vraiment pas le moment de se blesser, il faudrait des jours avant qu’on me retrouve ici en cas de mauvaise glissade, alors je redouble de vigilance d’autant que le sentier demande parfois de l’attention. Se sentir vulnérable, mais à sa place remis en perspective avec les forces de la nature, humble face à elle. J’ai été privé de ces sensations en 2020, quel bonheur de les retrouver un peu à un jour de marche de Mazamet. Le sentier plonge, et plonge encore, mais jusqu’où vais-je descendre ? Comme une impression d’immersion, renforcée par la végétation dense du maquis environnant. A part l’étroit sentier, rien n’est fait pour l’humain. Il représente alors pour moi la seule issue, comme la voie d’escalade pour l’alpiniste. Quand le demi-tour est inutile ou impossible, ne reste qu’à poursuivre la route. Le sentier se fraye un chemin jusqu’au ruisseau de Montredon, puis remonte un temps le ruisseau des Picarots en suivant une succession de belles vasques rondes, délicatement colorées par les feuilles de l’automne. C’est incroyable comme les choses changent vite, le Minervois me semble désormais très loin. Je suis au fond de la vallée, ne me reste alors qu’à remonter. Le sentier, toujours très beau, me donne les ressources nécessaires pour affronter le dénivelé. Aux détours de virages, je franchis des crêtes rocheuses, autant de promontoires perchés, points de vue sur la vallée sauvage. Un dernier effort, je remonte plein nord droit dans la pente jusqu’à atteindre la piste forestière à seulement quelques encablures du village de Labastide Esparbairenque. Il est 16h30, je dois me dépêcher si je ne veux pas planter la tente dans la nuit. La piste me conduit au col de Viallèle, comme souvent depuis le début de mon voyage, passage de col est synonyme de changement de monde, je rentre ici définitivement dans le haut Cabardès, les chênes verts laissent place aux châtaigniers, le bas Cabardès et le Minervois aux accents méditerranéens ne sont plus que des souvenirs. Je descends en direction du village de Labastide Esparbairenque, ou après quelques hésitations je fais le plein d’eau pour finalement revenir en arrière en quête d’un replat pour planter la tente. La perspective de continuer la descente jusqu’au fond de la vallée pour dormir à coté du torrent ne m’enchantais guère, trop humide, trop bruyant, trop sombre. Mais la nuit tombe, il faut faire vite. A la sortie du village quelques replats dans les châtaigneraies, mais c’est la vieille église de St André qui attire mon attention. Gothique et sobre à la fois, rustique, simple, comme le sont beaucoup de bâtiments anciens dans ces contrées reculées. Mais elle m’attire comme un aimant, des murettes en pierre sèches, les feuilles jaunes de la châtaigneraie au milieu de laquelle elle se trouve rendent l’endroit chaleureux malgré la grisaille du ciel et le soir qui tombe. Son entrée est gardée par une courte allée de grands cyprès qui débouche dans un jardin carré entouré d’un haut mur de pierres. Le sol est plat, l’herbe verte, les murs abritent du vent d’autan et les voisins du cimetière sont calmes. C’est décidé, ce soir je dors ici. Un bivouac gothique à proximité d’un cimetière, je n’avais pas prévu ou imaginé ça pour mon périple, cela me fait sourire et je me réjouis finalement de mon sort, cette 3ème nuit sera au moins autant mémorable que les deux premières. Je me glisse dans mon duvet vers 20h au champ des hiboux, le vent d’autan souffle sur les crêtes, quelques gouttes de pluies crépitent sur la toile de tente, je m’endors.
Réveil 6h30, je ne veux pas avoir à me presser pour cette dernière journée. Le ciel semble plus clair qu’hier, pliage de la tente, petit déjeuner, je me mets en route vers 7h30. Je traverse à nouveau Labastide Esparbairenque qui est bien calme, avant d’entamer la longue mais belle remontée dans la vallée du Rieutort (ruisseau tortueux en occitan). Le chemin monte mais est très agréable, vestige d’un sentier reliant les villages de Cubserviès, du Pellairol, de Sabarthès et de Labastide Esparbairenque. De ces quatre villages, deux ne sont aujourd’hui que des villages fantômes, témoins d’un autre temps pas si lointain, mais pourtant très éloigné de notre monde moderne. En les traversant, en arpentant leur route, j’imagine comment était la vie à Pellairol et Sabarthès, il y’a 100 ans. A cette époque la montagne était nue, pas de grandes forêts denses comme aujourd’hui. Sur les flancs des montagnes les hommes et les femmes avaient aménagé des terrasses au moyen de murs de pierres pour rendre les terres cultivables, pour contrer la pente. Les sources étaient captées, pour les lavoirs ou détournées pour irriguer. Comme seul axe de communication un sentier de pierre à flanc de montagne, exposé aux glissements de terrains, probablement difficilement praticable autrement qu’à pied. Sur les terrasses, probablement un peu d’élevage, de maraichage, de culture de céréales mais aussi des châtaigniers. La culture de la châtaigne aujourd’hui folklore local dans tout le haut Languedoc, était hier ni plus ni moins qu’un moyen de survivre dans ces pays de montagne reculés et pauvres. Une vie difficile probablement. Je tente d’imaginer tout cela en pensant aux autres peuples de montagne contemporains de notre temps, dans des pays comme le Pérou ou le Vietnam dans lesquels j’ai trainé mes chaussures ou cette « vie en terrasse » est encore bien réelle. Au Pérou les montagnards cultivent des patates, au Vietnam du riz, en montagne Noire, dans l’Espinouse et le Caroux cent ans en arrière c’était les châtaignes. Point commun, la rudesse de la vie en pente apprivoisée à renforts de murs, sur des kilomètres. A coté de ce que les paysans montagnards ont construit et construisent encore partout dans le monde, le mur de la honte de Trump ou même la muraille de Chine, érigés à desseins politiques ne sont que de frêles murettes.
Le soleil commence à m’effleurer, à travers les arbres j’aperçois le village et la cascade de Cubserviès. Ce chemin est un régal malgré la pente. Tout ce qui fait le charme du Cabardès est là. Je débouche alors sur la route goudronnée reliant Cubserviès à la civilisation. Je me dis alors que Cubserviès n’a trouvé sont salut que par l’étalement de ce ruban de bitume au 20ème siècle. Sans ce pétrole lourd, il ne serait plus qu’un lointain souvenir, caché sous les châtaigniers, envahit par les ronces. Cette pensée me fait hésiter entre tristesse et joie.
Je pose mon sac et prend alors le temps de faire un aller-retour sur le bitume pour aller visiter la chapelle de St Sernin non loin de là. C’est une petite chapelle du XIème siècle, en pierre, de style roman, très charmante par sont coté rustique typique de la montagne Noire mais aussi par la quiétude du lieu. Au milieu de grands sapins, posé sur un tapis de verdure. Je suis persuadé qu’un spécialiste du Feng Shui Chinois saurait nous expliquer pourquoi on se sent bien ici. Il se dégage quelque chose d’impalpable mais de bien réel de ce genre de lieu. Notre culture occidentale étrangère à la formulation du bien être environnemental et des énergies telle que proposée par le Feng Shui a produit néanmoins des lieux de ce genre. On y’est bien c’est tout. J’y vois là une convergence des cultures, même si notre monde occidental n’a pas capitalisé l’ensemble de ses savoirs, l’ensemble des clés de compréhension de ce bien être, telle que les Chinois on put le faire avec le Feng Shui, nous le faisons différemment avec d’autres règles, d’autres méthodes, architecturales, empiriques, élaborées au fil des siècles. Ces réflexions incertaines accompagnent ma visite et je conclue aussi que les humains sont parfois capables de faire de belles choses en toute simplicité, on est loin des dorures hideuses et du gigantisme de Versaille ou St Pierre de Rome. Cela pourrait presque me redonner espoir en l’humanité, sauf que… sauf que derrière la chapelle à 100m à peine, des parcelles de terres rasées, mises à nue jusqu’à la moindre souche, jusqu’à la moindre racine par l’industrie forestière, et des crêtes surmontées de gigantesques éoliennes, audibles malgré un vent défavorable. Une fois de plus je me demande à quel moment les êtres humains ont-ils perdu leur sensibilité à la beauté, leur respect de la nature, leur respect d’un lieu que ses propres ancêtres ont créé ? Ma foi en l’humain restera au plus bas. Je pense à mon père qui aimait particulièrement ce lieu, et qui n’en pensait pas moins du massacre dont je témoigne ici. C’est le cœur triste et mélancolique que je reprends le bitume pour récupérer mon sac et me mettre en route pour une petite visite du village et de la cascade de Cubserviès.
Quelques centaines de mètres de bitumes séparent mon sac du village perché de Cubserviès. À l’entrée de celui-ci on peut voir les dégâts dans la cohésion sociale causés par l’industrie éolienne. Ici nous sommes clairement en terres hostiles à cette industrie. Partout des autocollants anti industrie éolienne, sur les voitures, les panneaux, les portes des maisons. Des articles de journaux aussi, des comptes rendus d’assemblées générales d’associations militant contre. Bref, ici il ne doit pas faire bon s’exprimer en faveur des hélices. Cela me fait penser à un autre déchirement, une autre source de clivage profond dans les populations locales, la présence des Ours dans les Pyrénées. Il semble, pour les éoliennes comme pour l’Ours, qu’il ne soit pas possible de trouver des positions raisonnables, rationnelles, nuancées. Soit on est pour, soit on est contre, choisi ton camp… Vision simpliste du monde, blanc ou noir, spectacle à la mode mis en scène dans nos médias, en politique et désormais dans le monde scientifique. Je trouve cette dérive dangereuse, le monde est plus souvent en nuances de gris mais c’est malheureusement moins vendeur.
Je continue ma visite du village par le point de vue sur la cascade. 80m, sa hauteur, pour les amoureux des chiffres et des records (la plus haute en montagne Noire), pour ma part c’est plus sa beauté qui m’attire et ce qu’elle signifie pour moi, tout comme le village et la chapelle, ce sont beaucoup de souvenirs d’enfance qui me reviennent. Je me souviens de cette fois ou mon père m’avait amené ici en plein hiver, la cascade était alors totalement gelée. Mes yeux d’enfant n’avaient alors encore jamais vu une telle beauté glacée. Depuis, chaque hiver je rêve de la voir à nouveau gelée. En vain, le CO2 des activités humaines (encore lui) en a décidé autrement.
Il est presque 10h du matin, je dois me remettre en route, le chemin est encore long jusqu’à Mazamet. Je remonte plein nord en direction du plateau du Sambrès, après avoir traversé la ferme du Theil et la route du Sambrès, je remonte une large piste entre 4 rangées de grandes éoliennes. 26 en tout, pilier de 135 mètres de haut, diamètre de l’hélice 82m, en somme 26 moitié de tour Eifel en mouvement. 26 le chiffre peut paraitre faible mais en fait ce parc éolien couvre une grande partie du plateau du Sambrès, soit environ 7 kilomètres carrés, comparable à la superficie de l’agglomération du bassin Mazamétain. Comme je disais plus haut il ne s’agit pas pour moi d’adopter une position simpliste : pour ou contre en bloc. Néanmoins ce parc pose beaucoup de questions. Outre l’aspect visuel et sonore, qui peut se discuter et que chacun appréciera à sa façon, ce qui me dérange c’est cette propension que l’humanité a de s’accaparer les espaces naturels les uns après les autres. Réfléchissons collectivement à cela. Si aujourd’hui, sur le territoire Français de métropole les derniers espaces encore à peu près vierges d’activités humaines irréversibles sont les hautes montagnes, ce n’est pas paracerque le peuple Français et ses dirigeants portent un amour infini à la haute altitude. C’est simplement qu’en haute montagne, ou dans tout autre endroits éloignés, escarpés, aux climats capricieux l’activité humaine n’est pas rentable économiquement, point final. Ce n’est pas un hasard si la majorité des parc nationaux, seuls à même de protéger réellement la nature (encore que, lorsqu’on voit le scandale des boues rouges dans les Calanques de Marseille on peut se poser des questions), sont en haute montagne. C’est parce qu’à l’aube de la prise de conscience, au moment de la création des premiers parc nationaux, ne restait plus aucun espace naturel un peu préservé hormis en altitude. Si demain il devient économiquement rentable et techniquement possible de planter une éolienne en haut du Mont Blanc je suis persuadé qu’il y’aura des gens pour le proposer. Certes, on me rétorque souvent que la montagne Noire n’est pas la 8ème merveille du monde. Je peux en convenir, laissant mes sentiments et une probable once de chauvinisme de côté. Certes, mais faudra-t-il attendre d’avoir été jusqu’au massacre de l’ensemble de la planète en ne gardant que les 7 merveilles du monde intactes? Premier problème donc, l’accaparation sans fin des espaces par l’humanité. Deuxième problème la motivation. Certes, un parc éolien c’est une énergie renouvelable, décarbonée. Du moins c’est présenté en tant que tel, on est en droit de se poser des questions à ce sujet, je n’ai pas la vision d’ensemble pour trancher ce débat, on trouve tout et son contraire, comme souvent il est difficile de se forger une opinion éclairée mais et ce n’est pas l’objet de mon propos. Ce qui me dérange c’est la finalité. Pour faire court et schématique, on massacre les derniers espaces encore à peu près préservés d’activités humaines irréversibles pour que l’humain du 21ème siècle puisse continuer sa vie tous les jours plus artificielle. Pour qu’il puisse continuer sa course folle à la croissance infinie. L’industrie éolienne, déployée sur des espaces jusque-là dépourvus d’activités irréversibles, n’est pas une industrie verte, c’est une industrie dans la continuité de notre modèle qui fonce tête baissée droit dans le mur.
Me vient alors cette réflexion, jusqu’ici en montagne Noire les humains avaient vécu en s’appropriant son territoire, en exploitant ses ressources, forestières et hydrauliques, et en y développant l’agriculture. Ils ont construit des villages, des terrasses, des axes de communication. C’est donc une terre qui est exploité par l’humain depuis fort longtemps, mais vivant sur place, en plus de l’exploiter ils en avaient fait leur lieu de vie. Ils avaient donc pris soin de respecter le lieu car c’était « chez eux ». Aujourd’hui, l’humain, continue d’exploiter la montagne Noire, mais il y’a bien longtemps qu’il a déserté les lieux, et par voie de conséquence, ne la respecte plus. Le massacre conjugué de l’exploitation forestière en coupe rase et de l’industrie éolienne se fait donc dans l’indifférence générale. L’humain du 21ème siècle est connecté, certes, mais connecté à un monde parallèle qui lui sert sur un plateau un monde de rêves artificiels en streaming. Il ne met plus le nez dehors, c’est dangereux, et c’est plus simple de rêver devant un écran, de grimper sur de la résine, de courir ou de faire du vélo sur un tapis roulant, il voyage en avion et suit à l’autre bout du monde les sentiers bien connus, biens balisés, bien organisés et pourra mettre la photo que tout le monde fait sur Instagram en rentrant. Pendant ce temps, le vrai monde à côté de chez lui, se transforme peu à peu et ne sera bientôt plus vu que comme une ressource. La montagne Noire devient ainsi une perfusion d’énergie et de ressources, pour notre mode de vie malade : citadin, artificiel, énergivore et jetable. Être témoin de cela m’attriste profondément.
Je parviens au sommet du plateaux du Sambrès, comme déjà évoqué, le spectacle de la montagne Noire du 21ème siècle est désolant. Pistes larges comme des routes nationales, panneaux, éoliennes, bruit, forets rasées, souches entassées sur des kilomètres, arbres bien rangés et alignés dans les forêts, pneus, déchets de construction, barrières, interdictions… Je continue en direction de l’ouest pour m’échapper au plus vite. Je tombe alors sur le lieudit « la pierre planté ». Comme son nom l’indique, il s’agit là d’une pierre plantée dans le sol par nos ancêtres. On ne sait pas quand, ni pourquoi. Probablement à des fins spirituelles ? Ou simplement pour guider le marcheur sur le haut plateau par mauvais temps ? Quoi qu’il soit, aujourd’hui on ne dresse plus des pierres mais des poteaux de ferraille sur 100 mètres de haut. Les besoins essentiels des hommes ont changé.
Je profite de la pierre pour m’adosser. Le soleil est généreux ici et allez savoir pourquoi, c’est abrité du vent et du bruit des hélices. Je savoure l’instant, mes pieds aussi. Je me remets en route, au bout de la piste sommitale, une grande descente me fait plonger sur le col de St Sarraille. Le soleil et le ciel bleu sont désormais partout, ça y’est je viens de basculer sur le versant nord. L’effet de foehn, oui mais du bon côté cette fois ! Je poursuis sur des sentiers connus, je me rapproche de mon vrai « chez moi », le lac des Montagnès. Passage du col et de la route de Carcassonne, déserte, puis descente par de jolis sentiers vers les Roussès, puis les Lombard. Emotions fortes ici, beaucoup de souvenirs, beaucoup de symboles. Mes parents se sont mariés dans la petite église, rustique, perdue au milieu des champs, à peine entourée de quelques maisons. J’y ai été baptisé, ça ne m’aura pas donné la foi ça c’est clair, mais le goût de la simplicité, de l’authenticité, peut-être ? Je continu ma marche qui me mène à un autre symbole chargé de souvenirs, le gros hêtre des Lombard, magnifique, puissant, énorme, posé tout seul au milieu d’un champ de verdure. Mon père aimait beaucoup ce hêtre, il l’avait connu dès son enfance. Le hêtre est toujours là, nous nous ne faisons que passer.
Une barrière (encore), m’empêche alors de poursuivre vers un deuxième gros hêtre et de me rapprocher directement du lac. Mais le propriétaire des lieux en a décidé autrement, clôture électrique, panneau, et à mon plus grand dégout caméra de vidéo surveillance solaire, la prochaine étape ? Des drones pour surveiller SON terrain ? Qui peut bien menacer sa propriété ici au milieu de la montagne Noire ? Je crois rêver. Les humains me dégoutent toujours autant. Je contourne alors l’obstacle en prenant la route, de quoi meurtrir un peu plus mes pieds et je profite de ce nouvel itinéraire pour refaire le plein d’eau au cimetière des Lombards, plus discret que les points d’eau du lac des Montagnès. C’est sous un soleil radieux et des souvenirs d’enfance plein la tête que j’arrive alors au lac. Tout est calme, pas de cris, pas de saleté, personne sur le chemin qui longe la grève, peut être le seul bénéfice de ce covid, la tranquillité retrouvée de certains lieux, de certains espaces trop souvent sur-fréquentés par le tourisme de masse. Je retrouve le lac des Montagnès de mon enfance heureuse, vide de monde, silencieux, qui invitait l’enfant que j’étais à la contemplation. Combien de fois en ai-je fait le tour tout seul, à toutes heures, à toutes saisons, par tous temps ? Combien d’heures suis-je resté là à écouter le silence, à observer les animaux. Mon grand jeu parfois, rester sur un tronc ou un rocher pendant des heures sans bouger, jusqu’à me fondre, jusqu’à me faire oublier de la nature. J’avais ainsi le privilège d’observer tantôt une belette, tanto un oiseau migrateur. Grand fan de l’émission de Nicolas Hulot Ushuaïa, que mes parents m’ont heureusement laissé regarder malgré mon jeune âge et l’heure tardive de diffusion, ce lac représentait pour moi toutes les aventures, les émotions, la beauté que la nature pouvait procurer et que cette émission nous faisait découvrir. Je m’imaginais alors en Nicolas Hulot, en expédition au lac des Montagnès, allant parfois y chercher les pires conditions de mauvais temps au lieu de rester devant le club Dorothée à la télévision. Mon gout pour l’aventure, la nature, la météo, les éléments a très certainement débuté ici. Me voici à l’aube de mes 40 ans, dans mon élément, je suis chez moi. Je déguste ma marche sur le chemin, je m’assois sur la plage de sable, les pieds dans l’eau pour le dernier casse-croute de mon périple. Je ne sais plus quel âge j’ai, je pourrais rester là la vie entière.
Vient le temps de se remettre en route, je termine le tour du lac et bifurque en direction du chemin de Mickey. Je n’arrive pas à me souvenir à quand remonte la dernière fois que j’ai remonté à pieds cette partie de route goudronnée qui mène à notre ancienne maison. Probablement 15 ou 20ans, nos promenades aux Montagnès se limitant aujourd’hui au lac en lui-même. Cette pente a toujours été synonyme d’effort, peut-être a-t-elle participé à ma flemme de remonter parfois trop vite à la maison. Elle tient aujourd’hui sa réputation, près de 90km de marche dans les pattes et un sac lourd, je ne suis pas loin du calage. Je parviens tout de même à me hisser au carrefour du chemin de Mickey, accueilli par des aboiements de chiens… j’en compte au moins 3 ou 4 qui se répondent depuis que je suis parvenu au replat. J’aurais voulu passer plus de temps ici à faire quelques photos, à regarder notre ancienne maison par-dessus la clôture, mais ces aboiements me stressent, c’est comme si j’étais rejeté de chez moi. Je déteste ces chiens, à l’image de leur maitre dans leur débilité, dans leur hargne à aboyer sur tout ce qui bouge, dans leur art de considérer tout étranger comme suspect, tout cela m’insupporte au plus haut point. La même boule au ventre et la même montée d’adrénaline que deux jours plus tôt face aux chasseurs me font alors quitter les lieux. Je poursuis sur le chemin de Mickey ou l’accueil des chiens reste malheureusement le même, courant le long des clôtures, la bave aux lèvres. Sont-ils débiles et agressifs de nature ou bien à l’image de leur maitre ? Je penche pour la deuxième option, renforçant mon dégout pour on espèce. Enfin un peu de tranquillité, les dernières maisons passées, j’arrive à un premier col d’ou la vue est magnifique sur le pic de Nore. Rares sont les points de vue en montagne Noire avec une telle profondeur (sur elle-même). J’adore cette vue. Je continue sur la piste forestière qui amène tout en bas à Aussillon village, mais je coupe au plus court en prenant sur ma droite la direction de la crête de Peyre Turlan sur les hauteurs du hameau du Cros. Après avoir recoupé la piste d’Aussillon, je traverse une belle forêt de grands épicéas. La lumière de cette fin d’après-midi automnale y’ est magique. Leurs grands troncs élancés laissent passer les rayons du soleil pour éclairer le sous-bois, je pourrais rester ici pour un bivouac de plus. Puis, parvenu sur un petit sommet, la pente s’adouci avant de plonger littéralement sur la croix de Boutonnet d’où je profite d’une vue aérienne de Mazamet. Comme au premier jour de mon périple, c’est comme si je me trouvais à bord d’un avion, cette fois dans le sens de la descente synonyme de fin de voyage et de retour à la normalité (ou la folie selon). J’admire la vue tout au long de l’ultime descente, c’est le retour de la marche automatique. Un bref passage au plot de la bise pour couper la route de Carcassonne, me voilà déjà dans des altitudes plus modestes, en approche terminale. Dernier grand virage dans la châtaigneraie, puis alignement sur la piste d’atterrissage de la rue haute de Boutonnet. Me voici de retour au monde civilisé. Quelques manœuvres sur les « taxiway » me déposent moi et mon sac, au terminal rue de Metz. Je quitte sac et chaussures, mon voyage est terminé.