Peut-être le temps nécessaire à la « digestion », ou tout simplement à la réflexion sur ce qui marque certainement pour moi un tournant dans ma petite vie d’alpiniste amateur ? Sommet hors normes par son altitude, sa beauté, ses lignes parfaites, son incontestable emprise sur le paysage Alpin, sa fréquentation (hélas), sa météo capricieuse, son image reproduite à des millions d’exemplaires sur les boites de Tobleronne vendues dans le monde entier… Les montagnards l’auront reconnu (les gourmands aussi), je parle bien sûr du Cervin! Mon histoire avec le Cervin remonté déjà à l’année 2015, avec un projet malheureusement avorté à l’époque… Cette année en revanche, il aura suffi d’évoquer quelques fois son nom le soir après le boulot au détour des couloirs de la salle d’escalade pour que l’aventure commence… Imaginer c’est déjà un peu y être… ? Nous sommes 4 à tenter l’aventure, Sébastien, Christophe, Vincent et moi.
Lundi 21 août
C’est le pas lourd, chargé par un très gros sac et le poids des émotions que je marche en ce lundi 21 août en direction du refuge Oriondé, posé à 2802m d’altitude au pied du versant Italien du Cervin. Le ciel est tout aussi chargé, de gros nuages gris, très sombres enlèvent toute visibilité au dessus de 3000m environ, le sommet du Cervin se cache donc pour le moment… Mais son aura est bien là au dessus de nous… perché dans les nuages à près de 4500m d’altitude, nous en prenons déjà la mesure en avalant les 1000 premiers mètres de dénivelé. Pour favoriser notre acclimatation, nous avons opté pour le mode escargot avec une ascension en 3 jours : premier jour monté au refuge Oriondé, deuxième jour montée au bivouac Carel, troisième jour ascension et retour en vallée. Tel est le plan… Mais les choses ne se passant jamais comme prévu Vincent, malade depuis la veille donne déjà des signes faiblesses, aussi en arrivant une heure après nous à Oriondé l’idée d’abandon commence à émerger dans son esprit… Nous passons tout de même la nuit tous les 4 au refuge, dans l’hésitation, car certaines personnes qui redescendent du Cervin à ce moment-là nous découragent un peu vis-à-vis de la fréquentation du bivouac Carel….
Mardi 22 août
Grand beau ce matin ! Devant nous des Chamois sur la terrasse du refuge, derrière nous le Cervin majestueux… Son immense face nous écrase, on devine quelques grimpeurs là-haut sur l’arête du Lion. Vincent se sent mieux se matin et décide de continuer ! Bonne nouvelle aussitôt entachée par quelques prémisses de soucis me concernant… Nous ne sommes qu’à 2802m d’altitude, je n’étais pas malade hier soir, pourtant ce matin au moment de mettre le sac sur le dos je ne me sens pas en grande forme. Commence alors un vrai chemin de croix pour moi : alternance de marche, de pauses, d’hésitations, certains spasmes dans le ventre me feront réellement hésiter à faire demi-tour. Alors à chaque fois, le même rituel : s’arrêter, se poser sur un rocher, attendre que la douleur s’estompe, reprendre son souffle… repartir… Encore un combat avec moi-même. Je repense à la Meije l’année dernière et aux problèmes de cœur, cette fois c’est le ventre, décidemment les Alpes ne veulent pas de moi ? Je fais avec, je prends le temps, nous avons le temps… Après quelques pas d’escalade facile, nous voici déjà à plus de 3000m, puis un long cheminement dans du rocher pourri nous conduit au col du Lion, nous sommes déjà à 3500m d’altitude. Mon état ne fait qu’empirer, et ce n’est pas la dernière pause qui change les choses. Je songe à renoncer sérieusement, là, avant d’attaquer les vraies difficultés… Pourquoi s’infliger ça ? Pourquoi ne pas renoncer alors qu’il serait plus confortable de redescendre en vallée et attendre que ça passe ? Les questions fusent dans ma tête, sensation de déjà-vécu. Mais l’appel de la Montagne sera le plus fort, le refuge Carel, objectif de la journée est là à peine plus de 300m au-dessus de nos têtes, il fait grand beau, nous avons largement le temps de l’atteindre. On se lance, bien aidé par mes compagnons de cordée qui me soulageront même de mon sac à dos dans un des passages les plus difficiles de l’ascension : mur raide, quasi déversant, équipé de la première corde fixe d’une longue série qui mène au sommet. Je grimpe comme je peux, je retrouve mes esprits et mon sac à dos après ce premier effort… Encore quelques longues minutes d’hésitations, de douleurs, de marche, d’escalade et nous voici enfin au refuge Carel à 3825m d’altitude ! Il fait grand beau, nous sommes presque seuls, ne reste plus alors qu’à attendre 4h du matin le lendemain pour se lancer dans l’ascension. D’habitude, j’aime ces longues journées d’attente en montagne, ou le temps comme l’espace et suspendu dans le vide. Rien à faire à part contempler, rien d’autre que du vide autour des immenses parois. Cette fois la journée sera terriblement longue, ponctuée de périodes de spasmes, de montées de fièvre, de frissons bien qu’enroulé dans plusieurs épaisseurs de couvertures, et les questions qui reviennent… Pourquoi s’infliger pareil traitement ? Certains sont peinards au soleil au bord d’un lac ou d’une rivière, ou bien dans un hamac entre deux arbres une bière à la main, et moi je suis là, dans une cabane de plus en plus petite et bruyante au fur et à mesure que les alpinistes arrivent, éclairée par la fade lumière d’un vieux néon poussiéreux, enroulé dans des couvertures crasseuses, frissonnant, épuisé, à côté d’un paysage exceptionnel dont je ne peux profiter… La réponse reste la même que pendant la montée, maintenant que je suis là autant attendre demain pour voir si ça va mieux, au pire, il faudra juste redescendre demain en mode zombie, au mieux je tenterai l’ascension du Cervin. Je me raccroche à ça et laisse le temps s’écouler lentement. Vient l’heure du repas du soir, entre temps le refuge s’est rempli, bien au-delà de ses capacités, nous sommes probablement déjà 70 pour une cabane qui compte à peine 50 places. On se relaye pour garder nos places sur nos lits… même pas la convivialité d’un repas entre compagnons de cordée, on se bat pour avoir un coin de table tout au plus. Puis ce ventre qui refuse ce que je lui donne à manger… Impossible d’avaler un repas complet. Il parait que le ventre comporte autant de neurones que le cerveau d’un chien, mon deuxième cerveau serait-il en train de m’envoyer un message ? Même pour le plus cartésien des cartésiens, comment ne pas y voir un mauvais signe qui devrait me faire renoncer ? La nuit tombe, le refuge est désormais totalement bondé, même un métro Parisien n’est jamais aussi remplis d’Hommes, nous nous couchons vers 20h30, des alpinistes continuent d’arriver d’en bas mais aussi et surtout d’en haut, cela durera jusqu’à 1h du matin… Chaque fois le même topo, d’abord nous sommes réveillés par le tintement des mousquetons et broches à glace sur les harnais, puis ils entrent dans le dortoir, allument la lumière, enjambent leurs prédécesseurs qui dorment à même le sol, et finissent par constater qu’il ne reste plus rien comme place, mis à part quelques coins pour poser une fesse et attendre là assis dans l’obscurité… Terrible nuit, en plus de ces conditions déplorables, j’ai toujours des poussées de fièvre, des frissons, et des douleurs musculaires. C’est décidé demain je ne tente pas le sommet. Je passe parfois de longues minutes, assis sur mon matelas dans la pénombre, à observer, il ne se passe pas 10 minutes sans que quelqu’un ne fasse des acrobaties pour aller dehors au trou qui sert de toilettes, ou bien qui fouille dans son sac, ou qui arrive du Cervin avec le vain espoir de trouver refuge dans la cabane… Spectacle ahurissant, déplorable. Métaphore des travers du monde des Hommes sur quelques mètres carrés suspendus en altitude : surpopulation, pollution, chacun pour soi… Sentiment de dégout de participer à cela.
Mercredi 23 août
4h du matin, les premiers se lèvent et ne prennent pas plus de soins de discrétion que les retardataires de la veille… 5h30, mes compagnons de cordée se lèvent, j’ai dormi la dernière heure il me semble. Je me lève avec eux, règne une ambiance particulière dans le refuge, des gens dorment encore par terre, certains s’accrochent comme des moules à leur chère place assis à table, d’autres s’équipent pour grimper… Nous prenons notre petit déjeuner, j’arrive enfin à avaler quelque chose mais en prenant le temps tout de même, ça ne passe pas encore vraiment bien. Mais bon le moral revient un peu, le mal de tête a disparu et certes je ne suis pas en grande forme, loin de là, mais je me dis qu’il faut peut-être essayer ? Nous convenons alors que je suivrais mes compagnons de cordée au moins jusqu’au premier point à partir duquel la retraite en solitaire serait compliquée. Nous partons alors vers 6h30 du matin dans l’ascension du Cervin. On s’encorde depuis la petite terrasse au-dessus du refuge et déjà la première corde fixe, appelé « corde de l’éveil » nous tends les bras. Elle porte bien son nom, la cordée précédente n’est pas réveillée visiblement, nous perdons ici 20 bonnes minutes à observer leurs déboires emmêlés entre la corde fixe et leur corde de grimpe…. ça caille, le vent nous rappelle qu’on flirte déjà avec les 4000m d’altitude. Nous poursuivons avec d’autres cordes fixes puis nous arrivons dans une zone plus facile ou on grimpe en corde tendue. Je ne me sens pas si mal, alors je continue, tout en sachant que désormais une retraite en solitaire serait scabreuse. Je passe même en tête, et me trompe à l’endroit annoncé par le topo comme étant l’endroit ou te le monde se trompe… Je pars trop à droite en suivant bêtement la cordée Catalane qui nous précède. On perd encore du temps ici… Puis je regagne le fil de l’arête par un pas d’escalade pas si facile, nous voici de nouveau en bonne voie. Le vent se fait de plus en plus sentir sur l’arête, nous suivons le fil et gagnons une zone de neige et de glace, les cordées devant nous, plus lentes, nous gênent, je tarde à trouver un bon endroit ou faire relais pour mettre les crampons… Après quelques pas scabreux dans la neige, je finis par m’arrêter mais nous sommes plein vent, nous repartons congelés et de nouveau derrière la cordée qui nous gênait… Cette partie de l’ascension est vraiment très jolie, alternance de rocher faciles à grimper, ressauts équipés de cordes fixes et des passages de neige : un régal ! Le vide se creuse de chaque côté, nous gagnons ainsi le Pic Tyndall, qui s’il n’était pas adossé au Cervin paraitrait moins minuscule qu’il n’en a l’air… Il est tout de même perché à 4241m d’altitude ! Mine de rien je viens de grimper mon deuxième 4000… ! La pente s’adoucie, nous descendons au col entre le Tyndall et le Cervin, nous passons là encore beaucoup de temps à attendre, certains montent, d’autres descendent… Nous passons le pas de « l’enjambée » qui matérialise le passage du Tyndall au Cervin par un pas en grand écart, un pied sur le Tyndall l’autre sur le Cervin le gaz devant et derrière… C’est peu après ce passage, alors que nous attendons au pied de la dernière série de cordes fixes, que le doute s’installe à nouveau, je me sens moins bien, il fait froid, le sommet est encore loin, quelques nuages gris commencent à se former et l’attente…toujours l’attente. Cette fois ce sont 2 cordées de 3 français qui bloquent tout le monde en descendant par les cordes fixes au lieu de tirer un rappel…. Dans l’attente, un rapide calcul : à ce rythme, il reste encore une bonne heure d’ascension, il est déjà 11h, si on compte autant pour descendre que monter ça fait un retour à Carel à 18h… Aucune envie d’y dormir une deuxième nuit ! A ce moment-là, je crois que si l’un de nous avait dit : « demi-tour ! » je me serai exécuté sans broncher… Nous continuons pourtant, la voie est quasiment libre désormais, plus grand monde pour freiner notre progression. Puis soudain, devant nous le ciel et rien d’autre ! Seb et moi sommes au sommet du Cervin !!! Depuis les 4476m du sommet Italien, nous apercevons à une centaine de mètres à l’ouest et deux petits mètres plus haut sur le sommet Suisse, Vincent et Christophe un peu en avance sur nous qui nous font de grands signes ! Le sommet, malgré l’étroitesse de son arête, (1m tout au plus) invite à la contemplation, le paysage s’étale à perte de vue, tous les grands sommets des Alpes sont là, et bizarrement il n’y a plus le vent glacial qui nous transperce sur l’arête depuis les premières lueurs du jour…. L’instant sera intense mais bref comme toujours sur les grands sommets, à peine arrivés il faut déjà redescendre… Vous avez dit inutile ?
Une deuxième aventure commence alors : la descente. Une fois plus bas sur l’arête, le vent nous transperce à nouveau, des écharpes de brumes de plus en plus persistantes viennent lécher les contreforts du Cervin sur les deux versants, nous nous retrouvons progressivement encerclés dans un nuage de plus en plus épais. Nous pressons le pas mais perdons encore du temps à doubler d’autres cordées. Peu avant le Tyndall, changement dans nos cordées, je m’encorde avec Christophe, et Sébastien avec Vincent. Il semble que le rythme soit plus efficace ainsi. Nous avalons la descente au plus vite tout en essayant de rester en sécurité, mais comme souvent sur ce genre d’itinéraire, la chute est interdite, la corde, simple garde-fou psychologique. Nous sommes désormais dans un vrai nuage menaçant qui peu à peu se met à cracher de la neige roulée, signe de mouvements convectifs annonciateur d’orage… Nous ne faisons pas les malins. C’est sous des averses de neige intermittentes mais de plus en plus intenses que nous regagnons enfin le refuge Carel vers 17~18h… Nous prenons le temps de nous réchauffer un peu et surtout de nous restaurer, n’ayant quasiment rien avalé depuis le matin. Après discussions, malgré l’heure tardive, nous décidons de continuer notre chemin pour revenir au refuge. La perspective d’une deuxième nuit à Carel ne nous enchante guère. On se dit qu’il reste encore assez de jour pour descendre les dernières difficultés en rappel sous le refuge Carel. Nous nous remettons en route, l’averse de neige s’est calmé, nous sortons les cordes et enchainons les rappels, avec la fatigue pas question de descendre autrement. Nous gagnons ainsi le col du Lion à la tombée de la nuit, les difficultés sont derrière nous mais nous sommes encore à 3500m d’altitude… Reste encore un long chemin pour revenir au refuge Oriondé. C’est alors qu’une fois les cordes rangées, mon moral s’écroule d’un coup. Sachant qu’il ne reste plus que de la randonnée, mon esprit n’a plus la même emprise sur mon corps et le revers de la médaille est immédiat, implacable… Je mettrai environ 3h à regagner Oriondé, alors que mes compagnons en mettrons 2, sauf Vincent qui reste avec moi et supporte mes multiples pauses. Je crois n’avoir jamais creusé aussi loin dans mes forces que ce soir là… Plusieurs fois j’ai cru au bivouac improvisé tant mes jambes ne voulaient plus obéir. Rien de très surprenant, voilà deux jour que je n’ai quasiment rien mangé à cause de mes maux de ventre, plus une nuit à attendre le jour dans le refuge Carel…. Vers 23h enfin c’est la libération, non seulement le refuge est ouvert, mais en plus l’accueil est chaleureux, une bonne soupe nous attend, il me faudra 1h pour l’avaler… nous nous congratulons, mais mon esprit est ailleurs, quelque part là-haut entre le Tyndall et le Cervin, j’ai encore du mal à réaliser…
Jeudi 24 août
Réveil « avec nous » ce matin, sans pression et après une vraie nuit. Les jambes sont raides, mais elles répondent mieux que la veille au soir. Nous profitons de cette belle matinée pour redescendre tranquillement à Cervina, sans manquer de nous retourner pour contempler le Cervin… La Pizza constituant le seul objectif de la journée.
Comme souvent, après une grosse ascension, on se dit « pourquoi l’alpinisme, et si on allait grimper « tranquilou » en sécurité en parois sportive, équipée de spits, dans du bon rocher, en tee shirt, sans sac à dos et une bière au pied de la voie…. Puis finalement on repart, comme toujours ?. 24h à peine se sont écoulées, 24h d’hésitations mais nous voici déjà à 3800m d’altitude, en haut de la station de ski (ouverte) de Breuil Cervina / Zermatt. Nous contemplons les skieurs à l’entrainement, ça change des pinpins (dont je fais partie) des stations de ski en hiver… Ici seulement des athlètes qui affutent leur ski en préparation de la saison hivernale. J’ai l’impression de regarder la télévision, je rêverai de savoir skier comme eux… Ce spectacle nous fait oublier la laideur des installations de remontées mécanique, les travaux, les odeurs de fioul et de crème solaire, la neige salie, la Montagne défigurée… Il nous fait oublier aussi le poids des sacs et le soleil de plomb qui nous écrase de chaleur en remontant le long des pistes de ski d’un pas lourd. Nous parvenons à un col, au-dessus de la station, nous sommes au pied du Breithorn occidental fier de ses 4164m d’altitude. Mais la vue ne s’arrête pas là, nous basculons dans un monde totalement différent désormais. Devant nous l’une des plus grandes zone glacière des Alpes, au loin vers l’est, les quatre mille s’alignent presque parfaitement sur le faîte de frontière Italo-Suisse. Castor, Pollux, Breithorn oriental, Lyskamm, Mont Rose… Nous oublions très vite la laideur de la station de ski et la lourdeur des jambes encore meurtries par l’ascension du Cervin 48h auparavant. Nous traversons d’ouest en est l’immense plateau glacière qui nous fera gagner en 2h environ le bivouac Rossi e Volante à 3750m d’altitudeRossi e Volante Rossi e Volante, tout en admirant sur notre gauche le développé de la longue arête qui court du Breithorn oriental jusqu’au Breithorn occidental en passant par le Breithorn central, sorte de chemin suspendu en plein ciel qui constitue notre objectif du lendemain. Le cheminement est splendide, le bivouac l’est tout autant ! Enfin seuls en montagne, la cabane est vide, mais néanmoins chaleureuse et accueillante, le contraste est saisissant avec le refuge Carel ! Nous profitons de cette belle journée, on alterne entre contemplation et repos, entre intérieur et extérieur de la cabane. Le reste de l’après-midi sera occupé à faire fondre de la neige pour le lendemain. Qui n’a jamais fait fondre de la neige ne peut s’imaginer à quel point la tâche est énorme pour seulement 4 personnes et 24h… D’abord monter assez haut au-dessus du refuge pour trouver de la neige « propre », remplir un gros sac de course type « supermarché », le redescendre, puis faire chauffer gamelle après gamelle, et laisser bouillir 1 minute à chaque fois pour tuer les éventuelles bactéries… Il nous faudra 2 bonnes heures en continu pour faire fondre le sac en entier et obtenir suffisamment d’eau pour tenir jusqu’au lendemain soir. La journée touche à sa fin, au crépuscule nous sommes rejoints par une cordée Catalane, un peu perdue et déjà croisée à des heures « étonnantes » en direction du Cervin 2 jours plus tôt…
Samedi 26 août
Réveil 4h30, nous nous mettons en route vers 5h en direction de l’arête qui court sur plus de 2km entre la Roccia Nera et le Breithorn Occidental à plus de 4000m d’altitude. La pente est raide et glacée en sortant du refuge, nous sommes obligés de cramponner en pointe avant et d’utiliser notre piolet en piolet traction. Il ne s’agit pas de tomber ici, nous montons rapidement, les mollets chauffent, les sensations rappellent les froides journées d’hiver dans les cascades de glace… La pente s’adoucie enfin et bientôt devant nous, le ciel, nous sommes sur l’arête ! Il est encore trop tôt pour profiter du paysage, nous apercevons néanmoins quelques « meringues » de glace, et autre corniches de neige géantes en parcourant l’arête qui n’est pas très effilé au début. Vers 6h30, le jour commence à se lever à l’horizon et nous attaquons les premières difficultés rocheuses, quelques gradins faciles, des dièdres qui n’excèdent pas le 3 voire le 4 constituent notre parcours au demeurant très esthétique… Dommage que l’ambiance ne soit gâchée par un ciel de plus en plus menaçant… Plus nous avançons et plus le ciel s’obscurcis, l’ambiance est alors très étrange, le soleil encore rasant à ces heures, enflamme les sommets d’une teinte orange magnifique mais au-dessus le ciel est noir, les nuages désespérément épais… Nous atteignons le Breithorn Oriental à 4139m d’altitude, pris dans un épais brouillard, puis dans une averse de neige de plus en plus conséquente. En l’espace de quelques minutes, les rochers gris sont recouverts d’une couche de neige fraiche, tout devient blanc, glissant, la visibilité diminue. Nous avançons avec prudence pour trouver le rappel qui va nous déposer sur une selle neigeuse entre le Breithorn Oriental et le Breithorn Central. Le cheminement est facile mais dangereux dans ces conditions précaires. L’ambiance est désormais hivernale, mais pour le moment, le froid et la neige sont supportables, pour le moment… De retour sur l’arête neigeuse entre Breithorn Oriental et Central, le temps continue de se dégrader, le vent redouble de force et devient désormais violent, la neige tombe en abondance, et pour couronner le tout le tonnerre fait son inquiétante apparition. Christophe et moi attendons là quelques minutes qui paraissent des heures, que Seb et Vincent en terminent des rappels. Le froid devient désormais piquant, on s’agite régulièrement pour ne pas perdre la sensibilité au niveau des mains et des pieds malgré un très bon équipement, et dire que j’avais hésité à prendre les chaussures et les gants d’hiver, je suis bien content de les avoir au final… Nous sommes désormais en pleine tempête, nos visages sont fouettés par la neige, on ne voit pas à plus de 5m, on a du mal à s’entendre et la foudre tombe très près de nous. Déjà congelés par les conditions, notre sang se glace à chaque coup de tonnerre, ou sera le prochain ? La décision de renoncer est prise sans hésitations et a l’unanimité, nous sommes en effet à un des échappatoires possibles de la course. Il s’agit de descendre la pente de neige et de glace entre les deux Breithorn et gagner une partie plus horizontale et accueillante du glacier environ 100m plus bas. Facile en bonnes conditions, l’aventure n’est pas simple en pleine tempête… Nous avançons, nous hésitons, nous repartons en arrière, avançons encore… Difficile de trouver un cheminement et de communiquer, plus nous descendons plus la pente est raide, nous devinons de larges crevasses en dessous de nous, la neige fraiche masque des parties de glace vive dans laquelle nos crampons ont du mal à accrocher, il serait dangereux de continuer dans ces conditions… Mais que faire l’orage est au-dessus de nous, nous n’avons pas d’autre choix que de descendre… J’ai peur, mon esprit a du mal à ne pas envisager le pire, et contrairement à une chute en VTT ou la peur de se faire mal dure une fraction de seconde, là c’est différent, la peur est là et s’installe pour de longues minutes, tant qu’on ne se sent pas tiré d’affaire. A chaque arrêt, je fais l’inventaire des vivres dans ma tête, je dessine le parcours qui nous sépare de la station de Zermatt toute proche, j’imagine la suite de la journée et l’option la plus judicieuse : rentrer à la station ou revenir à la cabane ? Les récits dramatiques de grands Alpinistes coincés en pleine tempête se bousculent dans mon esprit… Mais pour le moment il s’agit de descendre cette pente de glace et de gagner le glacier… A chaque mouvement il faut se reconcentrer, une chute ou la plus anodine des blessures dans ces conditions pourrait avoir une issue dramatique. Nous trouvons enfin quelques traces en oblique dans la pente, que nous suivons sur quelques mètres, mais une large crevasse coupant le glacier dans toute sa largeur nous stoppe. Vincent décide d’installer un relais en perçant une lunule directement dans la glace pour descendre la pente en rappel. Les minutes dans le froid et la tempête à attendre que le rappel soit installé paraissent des heures… Puis nous descendons en rappel et franchissons de grandes crevasses en sécurité. Il s’est bien écoulé une heure entre le moment où nous avons décidé de renoncer et ce moment où nous prenons enfin pied sur une zone plate du glacier. La tempête se calme encore plus vite qu’elle n’est arrivée. D’abord la neige et le vent se calment, puis le brouillard se lève, en l’espace de 10 minutes, nous changeons de monde. Un grand soulagement nous envahis, la perspective de traverser le grand glacier et ses crevasses dans le brouillard et la tempête ne nous enchantait guère. Nous nous remettons en route, dans une ambiance plus sereine. En moins d’une heure nous regagnons les hauts de la station Zermatt, le ciel bleu fait son apparition, le Breithorn Occidental qui devait marquer l’objectif ultime de la traversée nous nargue du haut de ses 4164m, mais aucuns regrets, nous avons pris la bonne décision ne sachant pas du tout combien de temps la tempête allait durer. Etrange sensation aussi de revoir le Cervin, véritable seigneurs des lieux, il est loin mais tout près en même temps… Je me laisse aller aux émotions et aux sanglots, entre fierté d’être allé au sommet du Cervin durant ce séjour, et soulagement que notre traversée de la tempête se termine bien…